-Un spectacle drôle, inattendu et surprenant.
Ah là je préviens ! Les coincés du bulbe ou de l’estomac et autres âmes sensibles, la digestion d’une telle pièce peut être lente et douloureuse, comme sa vue redoutable. Mémé, tu as bien lu ? Ne viens pas me dire après que je vois des pièces pas normales, pas comme il faut, pas comme j’ai été élevé pour ! Ça grince de partout, ça éructe la vie à plein poumons, ça cause comme on entend tous les jours, ça perce au plus profond les méfaits d’une société où le bonheur de vivre heureux n’est pas le lot quotidien de beaucoup de nos contemporain·e·s. Notamment celles et ceux oubliés dans leur propre renoncement, logés dans une pauvreté crasse et indigne parce qu’elles ou ils ne sont pas du bon côté, confrontés chaque jour à l’impuissance de faire reconnaitre leurs droits fondamentaux, lassés de se battre sans combattre parce que l’ennemi est pluriel, moral ou psychologique. Nénesse vit avec Gina dans un appartement où ils louent une place (quelle place !) à deux sans-papier. La communication entre les personnages est utilitaire. Soit il s’agit de propos de survie (l’argent, la protection, la reconnaissance de l’autre), soit il s’agit de propos de confidence (qui je suis, d’où je viens, pourquoi j’en suis là). Des projets ensemble ? Il n’y en a pas, on ne sait pas, on ne sait plus. Et pourtant quelle humanité ressort de ces quatre-là ! Leurs propos crient la fureur de vivre, d’aimer, d’avoir une identité qui soit enfin reconnue. Des fils de tendresse et d’amour, ténus et suspendus, sont bien là. On ne les voit pas, on les sent, on les entend, on les surprend. Entre Nénesse et Gina bien sûr, ce couple s’est aimé, s’aime-t-il encore ? Et puis Goran et Aurélien aussi montrent leur compassion, leur désir de vivre libres mais auront-ils enfin ce droit à l’envol, à l’échappée vers un ailleurs meilleur ? La pièce d’Aziz Chouaki nous saute à la gorge, au coeur et au corps. Ces quatre destinées si particulières ainsi décrites et mises en vie, c’est comme une gifle qu’on se donnerait à nous-même en regardant dans le miroir. Pour mieux se rendre compte de ce qui nous entoure, de la stricte réalité d’une société qui oublie qu’elle est multiple, inégalitaire, injuste, indigne. Le texte est féroce et farouche, d’une crudité qui voisine avec une trivialité cruelle, indécente et vraie. La langue de Chouaki est d’une poétique singulière. Elle fait se côtoyer des expressions stéréotypées avec des formulations inachevées, des jeux de mots avec des phrases percutantes. La syntaxe est revêche et sonne aux oreilles. Son théâtre est celui de la démonstration agile et percutante d’un quotidien où les contraires s’opposent. La mise en scène de Jean-Louis Martinelli sert le trash du texte, les situations ne sont pas enflées, les personnages explosent et exposent dans leurs propos les horreurs que la pièce dénonce. La sobriété et la précision des jeux font leur force. Les quatre comédien·ne·s donnent une crédibilité expressivement réussie à leurs personnages. Olivier Marchal joue Nénesse avec une truculence détonante. Christine Citti apporte à Gina une part d’émotion troublante et juste dans sa volonté de s’en sortir, d’aller vers l’autre. Hammou Graia et Geoffroy Thiebaut montrent un engagement convaincant dans leurs deux rôles de sans-papier, prisonniers dans ce marasme mais éperdus de liberté. Une pièce déroutante et prenante qui fait résonner les questions sur celles et ceux d’en bas. Des personnages attachants au parlé croustillant et provocateur. Un spectacle drôle, inattendu et surprenant.
#écrit Il y a 1 semaine